| Éducation et cadre La notion de "cadre" révèle sa pertinence propre chaque fois que l'expérience d'un sujet est celle d'une discontinuité, voire d'une rupture, d'une menace pour son identité, d'une mise en question de ses identifications ou encore de la perte d'un code culturel. Toutes ces expériences requièrent du sujet la nécessité d'entrer dans une “transitionnalité” psychique. Le cadre permet de maintenir une continuité dans la discontinuité, de maintenir ce qui ne doit pas changer pour que le sujet, lui, change. Le cadre est ce qui procure une suffisante sécurité psychique pour que le sujet puisse assumer l'incertitude du changement auquel il a à se confronter pour grandir et se former. L'espace de l'éducation, l'espace de la formation sont ainsi à entendre comme des espaces de transition psychique. La capacité du sujet à entrer dans un processus de transitionnalité, assurément inégale selon les individus en fonction de leurs expériences antérieures, paraît alors dépendre très directement de ce qu'il éprouve de la fiabilité du cadre, c'est-à-dire de son aptitude à la contenance de son désordre interne. Dès lors, la qualité des changements opérés par les dispositifs éducatifs et/ou formatifs est-elle fonction de celle de l'accompagnement de ces changements. D'où la nécessité, pour le cadre, de ne pas rester implicite, mais au contraire de s'expliciter clairement, sans contradiction, avec rigueur, mais sans rigidité, comme à se maintenir sans défaillance, en dépit des attaques dont il fera nécessairement l'objet de la part des éduqués ou des formés. En dernier ressort, la qualité de cet accompagnement apparaît dépendre d'une donnée totalement inapparente, qui peut se formuler comme le rapport interne de celui qui est le garant du cadre, éducateur ou formateur, à son propre cadre. L'École et son cadre S'agissant de l'École, elle comporte indéniablement un cadre, qu'elle fournit, propose, impose à ses usagers, c'est-à-dire aux élèves. Mais celui-ci reste à interroger quant à sa fiabilité, sa pertinence, sa non-contradiction, sa capacité à s'expliciter, son adéquation à contenir les résistances, les crises, les révoltes ou refus, les oppositions et les fuites ou, tout simplement, les changements de ceux-ci. Risquons une définition minimale du "cadre" scolaire : celui-ci recouvre tout ce qui est ordonné à créer et à maintenir un espace de transmission des savoirs et de formation intellectuelle. Mais, si claire qu'elle puisse paraître, une telle formulation occulte pourtant que, partout et toujours, dans l'espèce humaine, l'objet de la transmission intergénérationnelle est double ou, plutôt, biface : d'un côté le Savoir, les savoirs, et de l'autre, la Loi, la limite, les interdits. Toute société humaine est confrontée à l'impérieuse nécessité de transmettre aux plus jeunes à la fois la Loi et le Savoir, respectivement unis et articulés par des rapports d'inhérence réciproque. C'est précisément ce lien qui est explicitement mis à jour, lorsqu'il est attaqué et récusé, par l'opération d'un clivage, lorsque des enseignants, exaspérés ou débordés par les modalités quotidiennes de leur pratique, en viennent à dire que, après tout, ils ne sont pas là “pour faire du maintien de l'ordre...” Nous approchons mieux, présentement, ce qu'il devrait en être du cadre de l'École : un ensemble de règles, de limites, d'interdits, de normes, d'us et coutumes, d'habitudes et d'attitudes, prescrites aux enseignés par les enseignants et autres personnels de l'institution scolaire, afin de fournir un “conteneur” aux processus psychiques qui sont mis en jeu par la réalisation de la “tâche primaire” de l'institution, soit transmettre les savoirs et la Loi, leur fournir une formation intellectuelle, les accompagner dans leur accès à une autonomie psychique, les aider à grandir. Rappelons-le, le cadre ne se justifie que d'être au service des changements chez celui qui a à changer, en l'occurrence à grandir. Observons encore que ce cadre, s'il doit être immuable pour l'usager qui s'y trouve contenu, n'est pas pour autant intangible. La psychanalyse a bien su faire évoluer le cadre de la cure-type pour l'adapter à l'évolution des pathologies, telles les état-limites, les psychoses, les structures psychosomatiques ou les organisations psychopathiques... L'École, quant à elle, parce que la population des usagers évolue, parce que la société change, doit aussi adapter son cadre de façon continuelle. Et l'on peut penser qu'elle ne le fait pas trop mal dans un certain nombre de cas. Pourtant, on doit relever une caractéristique majeure du cadre de l'École, ou de l'École dans sa “fonction-cadre” : nulle part, ce cadre n'est pensé comme cadre ; il n'existe pas (encore) de “culture” du cadre au sein des systèmes de représentation qui concernent l'institution scolaire en France, sauf cas isolés. Autrement dit, l'ensemble des stipulations, implicites ou explicites, qui affectent le comportement de l'élève, ne sont pas vécues en termes de contenance, c'est-à-dire d'aptitude à contenir le désordre interne, mais aussi externalisé, de celui-ci. Dès lors, faute de penser le cadre comme cadre, les nécessaires attaques dont il fait l'objet, tout comme les inévitables transgressions des interdits qui se déroulent au sein de l'établissement, sont vécues le plus souvent comme autant d'offuscations narcissiques - ce qui se traduit par les accents de l'indignation - de la part des adultes, au lieu d'être tenues plus sereinement pour l'un des matériaux sur lequel doit porter l'action éducative, c'est-à-dire le rappel du cadre antérieurement posé, la réitération, ferme et solennelle, de l'interdit transgressé, bref une Parole adressée à un Sujet, à entendre comme un être qui est secrètement en attente de la Parole qui fait vivre et grandir. Les attaques contre le cadre Faute d'être posé explicitement comme tel, le cadre de l'École va se révéler et se donner à entendre à travers les réponses que l'institution fournit (ou ne fournit pas) à ce qui est repéré, de la part de l'élève, comme entorse, attaque, déchirure ou perforation du cadre : nous sommes-là devant une étonnante variété de comportements, de la dissipation en cours aux violences, en passant par les retards, absences (phénomène des élèves “décrocheurs”) dégradations ou autres insolences. Force est de constater, en ce domaine, l'incroyable inventivité des élèves pour attaquer le cadre de l'École. Mais la recension de ces attaques n'offre guère d'intérêt, il faut aller à leur sens. On peut distinguer deux types d'attaque contre les dispositifs formatifs, dont l'École fait évidemment partie : d'une part, les attaques-tests, destinées à mettre à l'épreuve la solidité, la fiabilité du cadre : une classe ne se “met au travail” que lorsqu'elle a été suffisamment rassurée quant à la consistance du cadre dans lequel elle est tenue, contenue, par les réponses données par l'institution et ses personnels aux multiples attaques-tests auxquelles elle s'est livrée à l'encontre du dispositif ; d'autre part, les attaques destructrices du cadre, lorsque celui-ci s'est révélé défaillant, contradictoire, ambigu, laxiste, bref non protecteur. La violence de la destructivité qui se dirige alors contre le cadre est à la mesure de l'angoisse qu'a suscité l'expérience de sa défaillance. Le manque de solidité du cadre, lorsqu'il se dévoile, met en danger le sentiment de continuité du sujet en changement, engendre un renforcement de son vécu dramatique et détermine des passages à l'acte. Analyser une violence dans un établissement scolaire, c'est toujours chercher où le cadre a été défaillant. S'agissant des adolescents que sont les élèves dans le cycle secondaire, quelques observations s'imposent à propos de la “fonction-cadre” de l'École. On peut noter que, faute d'une conscience du cadre, la réponse de l'établissement, lors d'une transgression ou d'une attaque, consiste bien souvent en l'administration d'une sanction, en lieu et place du rappel de la limite, de la règle ou de l'interdit. Autrement dit, dans ce type de fonctionnement, on se prive des effets de sens, de production de sens et de parole que pourrait autoriser le recours au cadre. Insistons-y : dans un espace éducatif, le cadre est là pour être attaqué, l'interdit transgressé, la Loi enfreinte. Nous voulons dire que ce n'est qu'à partir du moment où l'interdit est proféré, posé, qu'existe la transgression. L'interdit ne devient tangible pour le sujet - et, donc, intériorisable - qu'au prix d'être transgressable et transgressé. Les personnels de l'institution scolaire ont encore à cheminer pour reconnaître pleinement que l'inévitable transgression de l'élève constitue le moment précieux d'une intervention éducative, et rien de plus. L'expérience clinique conduit à se méfier des enfants “trop sages”, ou encore “trop polis”, comme des élèves trop dociles, qui ne le sont peut-être que d'un effet de conformisation adaptative, en surface, qui risque alors de signifier que rien n'a été intériorisé du cadre, de l'interdit, de la Loi. La soumission comportementale, fondée sur une série d'évitements plus ou moins intelligents et pervers, est aux antipodes de l'obéissance d'un sujet au commandement de la Loi. Être dans une vraie position éducative, c'est savoir ne pas tomber dans le piège de la confusion entre l'une et l'autre. Un cadre “suffisamment bon” ? Il existe une turbulence inhérente à l'être jeune, surtout quand il est en groupe, que l'École a encore quelque peine à reconnaître comme saine, parce qu'elle la perçoit d'emblée comme une entrave à son action, ou encore qu'elle ressent comme une violence. Qu'on entende cette turbulence comme défense maniaque contre la dépressivité propre à l'adolescence ou comme externalisation de la crise identitaire que doit traverser le sujet, elle se présente comme du désordre, qui en appelle à un cadre apte à le contenir. Recourons à une image pour signifier ce qu'il devrait en être du cadre “suffisament bon” que l'École a à proposer aux élèves. Sa consistance peut être qualifier de “souple-dure”, à l'instar de ces matières plastiques qui sont aptes à encaisser une élévation de la pression interne, sans se déchirer ou exploser, pour reprendre ensuite leur configuration initiale. On aperçoit en cet instant les deux dérives qui sont susceptibles d'affecter l'École comme cadre, en tant qu'elle a affaire à des adolescents : trop mou, laxiste, troué, ambigu, le cadre est alors incapable de contenir le désordre interne des sujets, et c'est ce désordre qui va maintenant l'envahir et le contaminer, c'est l'établissement scolaire qui est lui-même mis en crise par la crise des sujets qu'il accueille.; trop rigide, le cadre devient alors “encadrement disciplinaire”, et l'établissement risque alors de fonctionner comme un dispositif “anti-crise”, tendant à une normalisation des sujets accueillis, et non plus à une éducation. Il faudrait ici discuter la substitution d'un rapport d'emprise à la relation éducative. Ce qui est ainsi visé, c'est de substituer de l'ordre au désordre, faute de pouvoir le tolérer, c'est d'éteindre la crise, au risque d'en repousser à plus tard la résurgence, dans la regrettable méconnaissance du coût psychique d'un tel délai. L'Institution comme cadre Le rôle de l'enseignant est partie intégrante du cadre scolaire et, à ce titre, devrait être de l'ordre de l'immuable et du permanent : on peut observer d'ailleurs qu'il existe chez les élèves de tout âge une forte attente pour que leurs enseignants soient dans leur rôle, tiennent leur rôle, même si les tentatives sont multiples pour les en faire sortir. Qu'ils en sortent, le cas échéant, et c'est une réaction de stupeur incrédule, amusée ou scandalisée, qu'ils ne manqueront pas de recueillir... Mais nous voulons fixer présentement notre attention sur ce qui, dans le fonctionnement psychique de l'enseignant, n'est pas de l'ordre de la fonction-cadre, mais se trouve être bien plutôt du côté des processus. Il paraît clair, en effet, que, à côté de cette fonction de contenance, la pratique professionnelle de l'enseignant s'opère à travers des processus, mal élucidés encore dans l'état actuel des investigations cliniques. Nous délaisserons ici les processus cognitifs mis en jeu par l'enseignant dans sa pratique. Non qu'ils soient inintéressants ou bien connus, mais ce ne sont pas eux qui semblent poser le problème le plus urgent. Il y a lieu, au contraire, de privilégier les processus psycho-affectifs et relationnels, qui forment la véritable trame de l'activité enseignante, moins pour dérouler ce que nous pouvons en comprendre maintenant, que pour nous interroger sur ce qui en forme le cadre, ce qui en assure la contenance. Nous avançons l'hypothèse que c'est l'Institution, c'est-à-dire l'École, qui constitue le cadre des processus psychiques qui sont mis en jeu chez l'enseignant au sein de sa pratique professionnelle. C'est dire que, par rapport au cadre que l'institution est censée fournir aux élèves de telle sorte qu'ils changent, et dont les personnels - les enseignants, singulièrement, sont les garants, la fonction de l'École est présentement envisageable sous l'angle d'un méta-cadre, qui autorise et facilite les dimensions processuelles de la pratique professionnelle. Explorer, si peu que ce soit, l'hypothèse selon laquelle l'institution scolaire est en position de méta-cadre, implique de définir ce que nous devons entendre par “institution”. Sans doute, au plan manifeste, les institutions sont-elles des organisations permanentes obéissant à un modèle prescrit par la société et imposant un certain cadre aux interactions des personnes qui y vivent. Mais toute institution est aussi une partie de la personnalité de l'individu ; et cela au point que l'identité est toujours entièrement, ou en partie, institutionnelle au sens qu'au moins une partie de l'identité se structure par l'appartenance à un groupe, à une institution, à une idéologie, à un parti, etc. Il est hors de doute que les structures de l'individu créées par les institutions contribuent à conserver ces mêmes institutions. Outre cette interaction entre individu et institution, les institutions fonctionnent toujours à des degrés variés comme délimitations de l'image du corps et comme le noyau de base de l'identité. La spécificité de notre point de vue clinique nous conduit donc à diriger notre attention moins vers l'institution scolaire sous son aspect “institué” (ce que l'on pourrait traduire schématiquement par “l'Éducation nationale”, en France), que vers cette part institutionnelle de l'identité de l'enseignant, qui est à tenir pour le véritable “cadre” des processus psychiques mis en jeu par la pratique professionnelle. L’“École interne” de l'enseignant J'ai proposé jadis le concept d'“École interne” pour désigner la formation psychique inconsciente qui, chez tout adulte ayant été scolarisé, résulte de l'effet de la scolarisation sur la construction de l'identité du sujet. Sous réserve d'un approfondissement supplémentaire d'un tel concept, celui-ci me paraît recouvrir d'une part une composante narcissique (la manière dont l'expérience scolaire va remanier le socle narcissique du sujet, mais aussi avoir un impact sur l'idéalité), d'autre part, l'ensemble des dynamiques identificatoires et contre-identificatoires inévitablement mobilisées par la scolarité, mais aussi les choix d'objets. Il faudrait encore évoquer la gamme des mécanismes de défense plus spécifiquement convoqués par le parcours scolaire, ainsi que la relation aux objets du savoir humain. Enfin, ce qui a pu être intériorisé du cadre de l'École par l'expérience de la scolarité fait évidemment partie de l'“École interne” d'un sujet. Mais, que l'on ne s'y trompe pas, comme pour toute formation psychique, celle-ci ne résulte pas simplement d'un ensemble d'éprouvés et d'expériences dus à la singularité du parcours scolaire du sujet ; elle intègre aussi l'École interne de chacune des figures parentales, ainsi que des figures grand-parentales, comme cela apparaît avec une particulière évidence dès lors que l'on pousse assez loin l'exploration clinique d'une situation d'inadaptation scolaire, de “blocage” ou de difficulté d'apprentissage : il y a, pour le formuler ainsi, une détermination familiale, une transmission intergénérationnelle, largement inconsciente, de notre rapport à l'École, qui constitue la trame fantasmatique et comme une sorte de moule pour nos éprouvés et nos investissements scolaires. On en conviendra, le projet professionnel d'enseigner implique de la part d'un sujet une “École interne” d'une particulière consistance, souvent caractérisée par une grande rigidité. Cependant, il est moins dans notre objet d'étudier la structure propre de l'“École interne” chez l'enseignant, que de discerner les rapports susceptibles de s'instaurer entre l'institution dans sa fonction de cadrage d'une pratique professionnelle et l'“École interne” de ce professionnel de la transmission qu'est l'enseignant, pour en interroger la nature, apprécier leur cohérence ou leur distorsion, évaluer leur capacité réciproque d'étayage et leur aptitude à demeurer dans la continuité. Il nous semble que c'est en ce point que peuvent se poser, et se penser, les vrais problèmes d'une approche clinique de la fonction-cadre de l'institution scolaire pour ses personnels. L'entrée dans le métier : une “période sensible” ? Faute de pouvoir prolonger une analyse d'une telle envergure, nous restreindrons notre propos à notre expérience de la situation des jeunes enseignants, pour avancer que ce que beaucoup d'entre eux vivent dans leur premiers pas dans la pratique du métier est de l'ordre de la discontinuité entre leur propre “École interne” et le cadre proposé par l'institution qui les accueille : un vécu de désétayage, donc, qui instaure une mise en crise, au sortir de leur propre crise d'adolescence, et l'expérience d'une désillusion qui ne trouve nulle part à être contenue et mise en signification. Nous pourrions dire que ce dont ils ont hérité de leur expérience scolaire et de leur formation professionnelle n'est plus en mesure d'assurer la continuité de leur sentiment d'existence au sein de leur métier. Or, il y a des enjeux cruciaux à ce que l'institution scolaire soit plus particulièrement performante dans le cadrage et l'étayage qu'elle se doit d'apporter aux jeunes professionnels qu'elle recrute, dans les moments-mêmes où ceux-ci débutent dans le métier : tout indique, en effet, qu'il y a là, dans cette entrée dans le métier, une sorte de “période sensible”, dont le vécu - éventuellement traumatique - va déterminer une cristallisation des défenses, des attitudes et des modes de représentation, qui subsisteront pour l'essentiel durant toute la carrière professionnelle du sujet. On mesure l'importance de la qualité de l'accompagnement de ces jeunes enseignants dès que l'on songe aux multiples cohortes d'élèves auxquels ils auront affaire. Mais, sait-on bien, aujourd'hui, dans l'institution scolaire, ce que peut signifier un tel accompagnement, un authentique accompagnement, dont il apparaît à la lumière des remarques précédentes qu'il impliquerait une double accommodation des cadres respectifs : d'une part, celle que doit opérer le cadre institutionnel de l'École en direction du cadre de l’“École interne”du jeune professionnel, et celle, d'autre part qui passe par une réélaboration du cadre de l'“École interne”, d'un réajustage, si l'on préfère, en fonction du cadre externe de l'institution ? Pour conclure, quelques propositions concrètes, quoique utopiques... Si succinctes que soient ces quelques remarques, elles pourraient néanmoins déboucher à nos yeux sur des aménagements institutionnels concrets, susceptibles d'améliorer la fonction-cadre de l'École, relativement aux jeunes enseignants : a) S'agissant du recrutement du corps enseignant, il apparaît hautement souhaitable que l'on puisse intégrer, dans la même proportion que le reste de la population, des jeunes issus de l'immigration : on perçoit combien c'est précisément leur “École interne” qui est précieuse pour l'institution scolaire. b) S'agissant de la formation initiale des enseignants, elle repose sur un malentendu funeste et leurrant, tant pour le premier que pour le second cycle : elle est axée essentiellement sur les aspects didactiques du métier (parce qu'il s'agit d'utiliser les compétences des personnels en poste dans les IUFM). Ce faisant, elle laisse croire aux formés que la qualité de leur activité enseignante dépend de l'excellence de leurs techniques didactiques, ce qui n'est jamais confirmé par leur rencontre avec le terrain. Cette conception de la formation initiale occulte en vérité, et de façon gravement irresponsable, deux registres de compétences, sans doute articulés, mais que nous distinguons pour la clarté de notre propos : - d'une part tout ce qui concerne la connaissance de l'éduqué, l'enfant pour le primaire, l'adolescent pour le secondaire. Cette connaissance comporte certes des approches psychologiques (cognitive, clinique, sociale, différentielle...), mais aussi sociologiques, et, plus encore, - dans une société marquée par sa multiculturalité - ethnologiques : il paraît fondamental que les jeunes enseignants soient ouverts à cette dimension, de telle sorte que toute une partie de leurs élèves ne suscitent pas en eux un sentiment “d'inquiétante étrangeté”. En ce qui concerne la formation psychologique des enseignants, on entend bien qu'il ne s'agit pas de transformer ceux-ci en psychologues (cliniciens), mais au contraire de leur permettre de mesurer la différence radicale des positionnements respectifs, ce qui pourrait peut-être les amener à éviter de se livrer à de la psychologie "sauvage" sur leurs élèves ou sur les parents de ceux-ci... - d'autre part, ce qui est relatif à la formation relationnelle (nous voulons dire : la formation à la relation), dont le caractère décisif pour la pratique de l'enseignant est totalement méconnu de l'institution, tout autant qu'est ignorée l'existence de dispositifs appropriés de formation à ce type de compétence. Cette formation à la relation devrait recouvrir à la fois la dimension relationnelle individuelle, mais aussi la gestion de l'hétérogénéité de la classe, ce qui est bien l'une des spécificités - et l'une des difficultés - du travail de l'enseignant. c) S'agissant de l'accompagnement des jeunes enseignants dans leur entrée dans le métier, il y aurait lieu de construire de toutes pièces un dispositif adéquat et fiable, qui n'existe nulle part, à notre connaissance. Ce dispositif supposerait de manière préjudicielle une formation des enseignants ou des formateurs I.U.F.M. à l'accompagnement, là où l'on admet de façon bien simpliste que l'ancienneté dans le métier est suffisante, ce qui aboutit souvent à une mise en résonance des expériences traumatiques des accompagnés et des accompagnateurs... Une des composantes obligatoires de ce dispositif consisterait dans la fréquentation d'un “groupe d'analyse de la pratique”, animé selon les règles par quelqu'un dont c'est le métier, c'est à dire un psychologue clinicien ou un psychanalyste. Seul un espace de ce type permet une reprise et une élaboration, c'est-à-dire une mise en sens de ce qui est vécu au quotidien par les jeunes praticiens dans leur expérience de terrain. d) S'agissant de la nomination des enseignants du secondaire (et des CPE) dans leur premier poste, l'usage de l'institution consiste à envoyer les nouveaux nommés hors de leur académie d'origine. Si légitime que soit une telle pratique, au regard de motifs qu'il ne nous appartient pas de discuter, elle reste néanmoins à interroger du point de vue des effets psychiques qu'elle induit chez les jeunes enseignants. Pour certains d'entre eux, intervient un vécu de rupture qui nous paraît amplifier la crise de l'entrée en fonction. e) D'une façon plus générale, l'institution scolaire ne nous paraît pas faire une analyse correcte des compétences dont elle a besoin pour mener à bien sa tâche à l'heure actuelle, en particulier sous l'angle de la contenance qu'elle doit apporter à ses personnels comme à ses usagers : il n'est pas normal, par exemple, que l'institution demande à des infirmières scolaires (quand ce ne sont pas à des lingères-secouristes) ou à des assistantes sociales scolaires de prendre en charge des adolescents en grandes difficultés psychiques, prépsychotiques ou en voie d'organisation psychopathique, au sein des établissements scolaires : elles n'en ont pas la compétence. L'École privée, elle, a compris depuis plus de dix ans l'intérêt d'embaucher (à temps partiel) des psychologues cliniciens dans les établissements, non pas pour y faire des psychothérapies - sauf à basculer dans la confusion, l'École ne saurait être un lieu de soins - , mais bien pour y faire ce à quoi sont formés professionnellement les psychologues : accompagner des équipes pédagogiques, étayer les enseignants en difficultés professionnelles, écouter les élèves en détresse, gérer au quotidien les innombrables situations de souffrance psychique, de non-motivation, de crise, de conflit ou de violence (divorces, décomposition des familles des élèves, abus sexuels, incestes, maltraitances...). Pendant combien de temps l'Éducation nationale persistera-t-elle à ignorer des compétences, qui lui sont pourtant indispensables maintenant ? f) S'agissant de la formation continue du corps enseignant, l'examen des Plans Académiques de Formation (PAF) fait plus penser au catalogue du Bazar de l'Hôtel de Ville qu'à un outil de formation permanente raisonné et adapté aux besoins du terrain ; à nos yeux, tout enseignant en exercice devrait avoir la possibilité, s'il le souhaite, participer à un groupe d'analyse de la pratique. g) Enfin, il serait temps que le corps enseignant soit invité à mettre en chantier, en élaboration, un code de déontologie qui encadrerait symboliquement sa pratique professionnelle, comme c'est le cas des autres métiers à forte dimension relationnelle. Ce serait une manière de le confronter à la dimension de l'éthique de sa pratique, incontournable en effet. |