Comprendre le rapport social au savoir : un enjeu dès l’école maternelle (II)
On peut dire que ces enfants ont du mal à entrer dans la culture écrite. Ils semblent davantage soucieux de réaliser la tâche au plus vite, avec une part de hasard, que de se questionner sur le sens de ce qu’ils font. Leur difficulté trouve son origine dans le rapport épistémique au savoir : quelles questions se posent-ils, ou ne se posent-ils pas, par rapport à ce savoir constitué d’écrits ? Pourquoi emploie-t-on des lettres au lieu de photos ou de symboles ? Ce qui est étonnant, c’est l’attitude de ces enfants : ils attendent que la réponse à leur problème surgisse de quelque part. Ils sont dans la dépendance de celui qui pourra les sortir de ce mauvais pas. C’est caractéristique de l’enfant imbriqué, « spectateur » non engagé de l’école, qui a besoin d’une solution à court terme et qui ne prend pas de recul pour objectiver la situation dans laquelle il est plongé.
Pour le rapport au langage, le groupe hétérogène vertical aide les petits. Ils sont stimulés à s’exprimer comme les grands et améliorent, d’une certaine façon naturellement, leurs capacités langagières. Mais ce qui est entrainé principalement, c’est le langage du concret, celui qui sert à se débrouiller dans le groupe et à y faire sa place. Le langage pour réfléchir sur le concret et prendre de la distance est surtout travaillé dans une relation directe entre l’enseignante qui sait et l’enfant qui ne sait pas encore. Or, le rapport au savoir est un rapport social, dans lequel on entre par la confrontation entre ses représentations personnelles et celles des autres. Quand l’enfant a-t-il l’occasion de confronter sa pensée et ses idées avec celles des autres ? Quand va-t-il faire l’effort de chercher les mots les plus adéquats pour exprimer sa pensée s’il ne se trouve qu’avec l’enseignante qui sait déjà ? C’est quand les autres ne comprennent pas que l’on fait l’effort d’améliorer son expression et d’apprendre le langage de l’école. L’enfant qui a des difficultés à structurer ses idées doit être confronté aux autres pour apprendre à parler sur ce qu’il apprend et à construire ses raisonnements, en plus de l’expression de ce qu’il a fait à la maison dans les moments de discussion avec l’institutrice. Le savoir passe aussi par l’acquisition d’un langage distancié, plus élaboré que celui du quotidien.
De plus, les références à l’autorité sont différentes pour l’enfant qui a un rapport au langage très « oral-pratique » que pour l’enfant qui a un rapport distancié au langage. Un entraînement à la verbalisation sur les règles, par exemple sur la place à laquelle chaque enfant de la classe a droit (Kevin qui se plaint de ne pas avoir de place dans le coin du matin), ou sur le comportement pendant les récréations (Tony et Jason qui bousculent les autres dans le jardin), éduque les enfants à comprendre de manière explicite ce qui est attendu. Cela donne du pouvoir au langage et de la visibilité à la pédagogie.
Sans définir clairement ce qu’est le rapport au savoir, les enseignantes se rendent bien compte que les enfants qui entrent bien dans la logique des activités de l’école sont ceux qui y sont bien préparés par leurs parents, qui ont des parents qui discutent beaucoup avec eux ou qui « font des choses » avec eux. Elles insistent sur la qualité de l’accompagnement familial pour favoriser la réussite scolaire. Quand des enfants « moins doués » sont bien entourés, ils finissent par y arriver, même s’il faut les suivre tout le temps. De même, un enfant avec lequel les parents font beaucoup d’activités évolue plus vite, a beaucoup de vocabulaire. Plus que des bonnes conditions matérielles, ce qui compte, c’est que les parents prennent du temps pour s’occuper de leurs enfants.
« Je vois des parents (...) qui apprennent à écrire le prénom, qui font des petits jeux, des bricolages. Il y a des mamans qui ne travaillent pas, ou de milieux moins favorisés, qui font quand même des choses avec leur enfant et qui permettent à leur enfant, quand même, d’évoluer. » Béatrice.
« C’est un enfant qui a énormément de vocabulaire (...) Mais ça ne m’étonne pas, parce que les parents s’occupent beaucoup d’eux. Ils s’occupent beaucoup de leurs enfants. Donc, il a beaucoup de vocabulaire ». Caroline.
Elles ont conscience de la distance de certaines familles vis-à-vis de l’école.
« Tout dépend déjà de l’environnement. (...) Quand les parents n’accrochent pas spécialement... enfin, ne sont pas pour l’école, ne sont pas pour mettre l’enfant à l’école. Il y a déjà plus de difficultés pour nous, au niveau du travail. Parce que l’enfant... prend moins l’école au sérieux que ceux qui sont là tous les jours et pour qui l’école est importante. » Delphine.
Mais elles ont du mal à exprimer clairement que l’origine des difficultés d’apprentissage réside dans la distance entre le milieu social de la famille et celui de l’école. Elles-mêmes proviennent d’un milieu social simple et n’ont pas l’impression d’être porteuses d’une culture fort éloignée de celle des familles. Elles apprécient l’hétérogénéité de la population de l’école. Elles constatent que tous les enfants n’arrivent pas à l’école avec les mêmes acquis, que ceux qui viennent du prégardiennat ou d’une crèche sont mieux préparés : ils ont déjà acquis un rythme, savent rester assis et écouter une, voire deux consignes, manger à table. Mais pour elles, les difficultés ne concernent pas spécialement les enfants issus de milieux défavorisés. Elles reconnaissent néanmoins que, dans « 75 cas sur 100 », des conditions de vie familiale difficiles ont des conséquences sur la réussite scolaire, que certains enfants souffrent du milieu social dans lequel ils sont nés, qu’ils ont besoin de beaucoup plus d’aide, à l’école et en dehors de l’école.
« Mais moi, par exemple, je sais dire, en étant en 1ère maternelle, quels sont les enfants qui auront des difficultés plus tard ! » Caroline.
Elles pensent qu’il faut travailler davantage avec ces enfants. Dès lors, un des problèmes majeurs, c’est le nombre d’enfants par classe. Ils sont trop nombreux. L’idéal serait de n’avoir que 15 enfants par classe.
« C’est vraiment le nombre qui est un handicap ! (...) Si on me laisse une classe avec 15 enfants, c’est clair que les enfants qui ont des difficultés, je les entourerais plus. Si j’en ai 25 ! » Caroline.
Quand il y en a plus, il faut qu’un intervenant extérieur (logopède, centre de guidance...) vienne extraire les faibles pour travailler avec eux. Mais cela les stigmatise, ils ont besoin d’être avec les autres. Elles se félicitent de l’organisation des classes verticales qui permet de tirer les plus faibles vers le haut, par émulation. Et les jeunes enfants plus doués peuvent travailler avec des plus âgés.
La question du rapport social au savoir n’est pas connue des enseignantes rencontrées dans le cadre de ma recherche. Malgré leur dévouement, elles reconnaissent les limites de la portée de leur travail et les attribuent à des facteurs externes comme le milieu d’origine peu soutenant ou le nombre d’enfants trop élevé dans les classes. Implicitement, elles reconnaissent que l’école est adaptée aux enfants familiarisés par leur milieu social avec l’écrit et le langage élaboré. Mais elles n’envisagent pas de possibilités concrètes pour remédier aux problèmes rencontrés par les enfants qui sont dans un autre rapport social au savoir. Elles n’imaginent pas qu’elles pourraient utiliser leurs ressources en les faisant verbaliser à partir de ce qu’ils comprennent ou ne comprennent pas des activités de la classe. Pour elles, les remédiations n’interviennent qu’une fois les problèmes détectés. Elles pensent que celles-ci doivent être individuelles, soit sous leur direction, soit en les déléguant à du personnel spécialisé. De plus, le comportement dérangeant des enfants en difficulté est davantage traité que le brouillage cognitif dans lequel ils nagent.
En fait, le manque de formation en sociologie de l’éducation empêche de poser un diagnostic référé au rapport social au savoir et d’y apporter des solutions efficaces : travailler à faire verbaliser les processus et objectifs cognitifs ; se servir du groupe comme moteur à la structuration des idées et à l’apprentissage du langage de l’école et, grâce à cela, cadrer les activités, rassurer tous les enfants, leur permettre de comprendre ce qu’est apprendre et d’entrer dans les savoirs de l’école.
iSABELLE berg